Alors que les actionnaires d’Apple viennent d’alerter le fabriquant sur la relation toxique des jeunes avec leur smartphone, entretien avec Michel Desmurget, chercheur en neurosciences, sur les effets des écrans.
La Croix : Plusieurs professionnels de la petite enfance s’alarment des effets des écrans sur les bébés et les jeunes enfants. Certains, comme le docteur Anne-Lise Ducanda, signataire d’une tribune dans Le Monde et auteur d’une vidéo sur YouTube, font même un lien entre troubles du spectre autistique et exposition numérique. Qu’en pensez-vous ?
Michel Desmurget : J’ai été sollicité pour signer la tribune, mais je n’étais pas d’accord avec la formulation qui me semblait maladroite et en tout cas infondée au vu des informations données. Depuis, les signataires ont d’ailleurs reconnu la maladresse et précisé que les écrans ne rendaient pas les enfants autistes puisqu’ils observaient une amélioration spectaculaire de leur état avec le sevrage des écrans, ce qui n’arrive pas dans les cas d’autisme.
Les enfants en question présentaient des retards de langage et des troubles de la relation, des symptômes qui ressemblent en surface à des troubles autistiques. Même s’il ne s’agit probablement pas d’autisme, cette intervention a eu le mérite d’alerter sur les effets délétères des écrans.
Concrètement, quels sont ces effets et tous les écrans sont-ils « mauvais » ?
M. D. : Il y a une polémique à propos des écrans interactifs et des écrans passifs, qui n’auraient pas les mêmes conséquences, mais je ne crois pas à cette césure, d’autant que les enfants regardent surtout des vidéos ou la télé sur les tablettes.
Qu’on ne vienne pas me dire que les écrans interactifs sont bons pour le développement sensorimoteur parce qu’on fait bouger sa main sur une surface lisse. C’est grotesque. Ce qui est bon, c’est la posture, la marche, la motricité extrêmement fine des doigts lorsque l’enfant met un gobelet dans un autre plus petit, qu’il prend des perles, qu’il joue aux Kapla…
Non seulement les écrans entravent ce développement, mais ils diminuent aussi les interactions entre l’enfant et ses parents ou avec ses frères et sœurs. Ce manque d’échanges va entraîner des retards de langage et des troubles relationnels. L’exposition aux écrans va également diminuer le temps de sommeil et la capacité d’attention, avec, évidemment, des répercussions sur les résultats scolaires. Une étude de la canadienne Linda Pagani a démontré qu’en mettant des enfants de 29 mois une heure par jour devant la télé – mais c’est valable pour d’autres écrans –, on diminuait de presque 50 % leurs compétences en mathématiques en CM2.
Il y a les effets nocifs des écrans eux-mêmes, mais il y a aussi les effets sur les autres activités que l’enfant ne fait plus et qui sont bien plus importantes pour son développement psychomoteur ou sa santé. On sait que les jeunes font beaucoup moins de sport aujourd’hui qu’avant parce qu’ils restent assis devant un écran jusqu’à 6 h 30 par jour, pour un ado américain, et jusqu’à 5 h 45 pour un ado français. Ce phénomène de sédentarité dont, on n’a pas encore pris la mesure, va avoir des conséquences sur leur espérance de vie.
La semaine dernière, des actionnaires d’Apple ont alerté le fabricant de téléphones sur les risques d’addictions au smartphone. L’OMS parle aussi d’addiction aux jeux vidéo… Est-ce un nouvel effet des écrans ?
M. D. : Dans 7 à 10 % des cas, selon certaines études, les écrans pourraient entraîner des comportements qui s’apparentent à de l’addiction. Mais se focaliser sur cet aspect risque de noyer le débat. Lorsqu’on parle de dépendance, on pense aux drogues dures et aucun parent n’a l’impression que son enfant est drogué. Pour les sensibiliser aux dangers des écrans, mieux vaut leur dire qu’ils ont des effets sur le langage, l’attention, les relations sociales et les activités.
Au-delà du terme d’addiction, ce qui est problématique c’est de voir que des jeunes, et notamment dans les classes moins favorisées, passent près de 6 heures par jour devant un écran. Cela devrait suffire à alarmer. Et les actionnaires d’Apple l’ont bien compris. Ils savent que les actions de groupe leur pendent au nez, comme cela s’est passé dans l’industrie du tabac.
Recueilli par Paula Pinto Gomes