Par Enjeux e-médias. Le numérique et les enfants: la vigilance ne suffit pas, parents et éducateurs ont besoin d’une véritable régulation des industries. Six ans après son rapport L’enfant et les écrans, c’est cette fois-ci, sous forme d’un appel à une vigilance raisonnée sur les technologies numériques, que l’Académie des sciences conjointement avec les Académies de médecine et celle des technologies, s’adresse à l’opinion publique. Intitulé L’enfant, l’adolescent, la famille et les écrans, ce texte apporte quelques recommandations générales mais oublie l’essentiel.
En 2013, avec des chercheurs et spécialistes de l’enfance, nous avions dénoncé ce rapport dans un communiqué paru sur la plateforme de l’Obs, que nous qualifions de « néolibéral, confondant éducation et autorégulation ». Ce nouvel appel prête le flanc à de nombreuses critiques, tant sur le fond que sur la forme.
Comme l’écrit Elisabeth Baton Hervé, dans son blog, « pourquoi les trois académies se réfugient-elles derrière leur statut et légitimité pour intervenir dans un débat social sans se référer à un plus large panel de spécialistes » ? Elles se situent à nouveau, « au-dessus » ou « à côté » de tous les acteurs qui agissent au quotidien sur ces questions, tant par leurs travaux de recherches, d’observatoire des pratiques numériques des jeunes qu’à travers des dispositifs et actions d’éducation aux médias et à l’information qu’ils mettent en œuvre. Recourir à la seule autorité des « académies » sans citer les recherches sur lesquels elles s’appuient, constitue la première faiblesse de cet appel. Au regard des enjeux et du rapport de force à créer face aux puissantes industries numériques, il y a au contraire nécessité de créer des convergences et des stratégies d’actions communes, pour construire une société de l’information et du numérique, démocratique, humaniste et respectueuse des droits fondamentaux, reconnus dans la loi, mais que la société civile peine à faire appliquer. Ne poser la vigilance que du côté des « usagers », enfants, parents, éducateurs, relève de l’aveuglement alors que la matrice de construction d’une « vigilance raisonnée » suppose une corégulation en triptyque : avec les industries, les puissances publiques nationales et européennes et la société civile.
La responsabilité des industries numériques, notamment des Gafam, n’est nullement posée dans le texte, vis-à-vis des risques et dérives énoncés. Les auteurs renvoient toute la responsabilité aux parents, voire aux jeunes eux-mêmes. Et au final, à la « mise en place de formations, permanentes et continues pour tous les intervenants auprès de la jeunesse… ». Elle est bien sûr nécessaire, comme nous nous y travaillons chaque jour en tant qu’associations éducatives en lien avec les institutions éducatives et culturelles publiques, mais elle ne peut se substituer à des dispositifs de régulation du système. L’appel des trois académies ne porte aucune analyse critique des modèles économiques des industries numériques et de leur économie de l’attention qui enferment les jeunes dans des bulles, en visant la dépendance des jeunes utilisateurs aux services et contenus proposés. La monétisation des usages par la publicité et le profilage s’appuie sur de puissants algorithmes, sur la captation permanente des données personnelles… Comme en 2013, les auteurs invoquent l’éducation à l’autorégulation… et oublient de demander l’autorégulation des plateformes numériques, leur responsabilité sociétale, le renforcement de la régulation publique sur des enjeux éthiques voire déontologiques, pour réaffirmer des valeurs démocratiques en cohérence par exemple avec la déclaration universelle des droits de l’enfant dont on fête les 30 ans cette année…
Un focus est porté sur la petite enfance… Effectivement l’enjeu est important dès le plus jeune âge, et notamment pour les tout-petits de moins de 3 ans. Mais dans la continuité de ce que nous écrivions en 2013, « l’appel ignore le rôle des industries dont la logique consiste à fidéliser des individus le plus tôt possible pour s’assurer une clientèle à venir. La logique de marketing à l’ère du numérique, qui consiste à viser les enfants très jeunes afin de bénéficier d’une plus grande implication de leur part dans la construction de leur identité, est passée sous silence ». Comme l’est la question essentielle aujourd’hui des objets connectés qui envahissent l’univers des bébés. L’appel met en avant à plusieurs reprises, ce qui est juste, les enjeux en termes de santé pour les enfants (lumière bleue, sommeil…). Mais que ne le fait-il pas sur l’exposition du corps et du cerveau de l’enfant à des rayonnements radioélectriques ou à des ondes électromagnétiques, dès sa naissance via des objets s’inscrivant dans des démarches de « Quantified self », ayant pour but de mesurer des données propres à un individu (température, poids, rythmes cardiaques, alimentation…), et appliquées au bébé. Permettre la mise en œuvre d’une « vigilance », terme employé dans le titre de l’appel face à ce véritable monitoring en temps réel, impose en urgence une régulation forte des pouvoirs publics à l’échelle nationale et européenne… La seule autorégulation des parents est un leurre, aussi bien au regard des situations de vulnérabilité évoquées dans le texte, mais surtout dans un contexte d’injonction commerciale dans lequel, comme le dit Elisabeth Baton Hervé, « il faut beaucoup de discernement pour ne pas céder aux sirènes des grandes marques et ne pas se laisser prendre dans les pièges du marketing et de la communication qui envahissent l’espace social à grand renfort d’illusions voire de mensonges ».
Le Collectif Enjeux e-médias inscrit ses actions d’éducation critique tout au long de la vie, dès le plus jeune âge, et sous forme de parcours systématiques favorisant une réelle émancipation, en articulation avec le choix politique de dispositifs de régulation publique et de co-régulation citoyenne.
Pour le Collectif Enjeux e-médias, le 26 avril 2019
Christian Gautellier, Président
christian.gautellier cemea.asso.fr