
The Guardian – Friday 3 January 2025
Par DR mily Sehmer
Le monde connecté oblige les enfants à grandir avant qu’ils ne soient prêts, et les parents ont besoin de l’aide du gouvernement pour combattre ses méfaits.
L’utilisation des smartphones chez les enfants a atteint un point critique. Beaucoup d’entre nous au Royaume-Uni sommes de plus en plus conscients des dangers qui leur sont associés – et en tant que pédopsychiatre je suis plus inquiète que la moyenne. Je suis témoin de première ligne que l’usage du smartphone est dévastateur pour la santé mentale de nos jeunes. La majorité des enfants au-dessus
de 10 ans que je vois à ma clinique (National Health Service) ont maintenant un smartphone. Une proportion de plus en plus large de patients ont des difficultés qui sont liées à, ou exacerbées par, leur usage de la technologie.
Nous voyons des maladies mentales profondes qui proviennent d’un usage excessif des réseaux sociaux, du harcèlement en ligne, de l’addiction aux écrans ou des sujets devenirs la proie de l’exploitation sexuelle des enfants en ligne. Nous voyons des enfants qui disparaissent dans des mondes virtuels, qui sont incapables de dormir, et qui sont de plus en plus inattentifs et impulsifs, émotionnellement déréglés et agressifs. Des enfants paralysés par l’anxiété ou qui ont peur de manquer quelque chose. Qui passent des heures seuls, coupés de ceux qui les aiment, qui passent des
heures et des heures à parler avec des étrangers.
Les enfants et les adolescents sont en recherche de confort et de validation par leurs groupes de pairs en ligne. Malheureusement certains d’entre eux encouragent l’automutilation, les comportements alimentaires déstructurés et même le suicide.
L’année dernière J’ai soigné une jeune personne qui avait beaucoup souffert dans sa santé mentale et d’une pratique importante de l’automutilation. J’ai été ensuite informée qu’elle téléchargeait son expérience et ses comportements sur Tik Tok et qu’elle avait diffusé du contenu en direct depuis les services d’urgences et depuis le service psychiatrique pour patients hospitalisés, à des milliers d’abonnés et de sympathisants.
L’estime de soi et l’image de soi des enfants sont également au plus bas, et les niveaux de dépression et de pensées suicidaires n’ont jamais été aussi élevés. Ce n’est pas un secret parmi les professionnels de la santé mentale qu’il y a un lien direct entre l’usage du smartphone et les maux du monde réels.
Les enfants de 12 ans au Royayme-Uni passent en moyenne 29 heures par semaine – l’équivalent d’un travail à temps partiel- sur leur smartphone. Avoir accès à la quantité d’informations qu’ils obtiennent à un si jeune âge a un impact profond sur leur développement neurologique. Quand dans le passé nous aurions pu recevoir une poignée de patients envoyés par leur médecin pour un TDAH (trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité) chaque semaine, nous sommes désormais inondés. Les parents ne peuvent pas endormir leurs enfants ou les faire rester tranquilles. Les enfants ont du mal à se concentrer à l’école et l’éducation est percutée comme jamais auparavant. En tant
qu’adultes nous voyons comment notre attention a été affectée dans les années qui ont suivi la mise en ligne de nos vies. Je ne peux me souvenir de la dernière fois où j’ai vu quelqu’un regarder un film sans faire défiler son téléphone ou vérifier ses messages. Nos cerveaux changent – et les enfants ne sont pas immunisés contre cela.
En même temps, nos jeunes gens sont de plus en plus isolés et insulaires. Le temps moyen que les adolescents passent chaque jour avec leurs amis a chuté de 65 % depuis 2010.
Depuis des centaines d’années, l’adolescence a déclenché une période dite de « mentalité de meute » sociale. Historiquement, cela aurait pu signifier rejoindre une équipe de football ou sortir avec des amis. Mais maintenant cette socialisation se produit de plus en plus sur les groupes WhatsApp et les réseaux sociaux – avec des conséquences terrifiantes.
Dans ces espaces fermés, libres de toute surveillance adulte, les enfants peuvent tomber dans des puits sans fond inquiétants. En clinique nous entendons parler de pactes viraux suicidaires et de défis d’automutilation partagés par des enfants dès l’âge de 10 ans. Pour les enfants très vulnérables, qui peuvent ne pas avoir beaucoup d’amis en classe, l’attrait d’être acceptés en ligne peut sembler enivrant, même si cela signifie participer à quelque chose d’extrêmement dangereux. Ces dernières années, il y a eu des cas de suicides d’enfants très médiatisés liés aux réseaux sociaux. Le plus frappant est que souvent leurs parents n’ont aucune idée de ce qui se passe avant que la tragédie ne survienne.
Il nous faut prendre un tournant. En tant que défenseuse de la santé mentale des jeunes, il me parait évident que nous forçons les jeunes à grandir trop vite. Mon cœur se serre à chaque fois que je rencontre encore un nouveau jeune en clinique, désespéré quant à l’avenir, profondément ancré dans une réalité alternative créée par son téléphone.
Dans ma propre famille, j’espère que je serai capable de garder mes enfants loin des smartphones et des médias sociaux jusqu’à ce qu’ils aient au moins 16 ans. Notre cerveau continue de se développer jusqu’à l’âge d’environ 25 ans, et avant cela notre capacité à penser rationnellement, prendre des décisions basées sur les faits plutôt que sur les émotions, planifier, résoudre des problèmes et faire preuve de maîtrise de soi, est limitée.
D’innombrables adultes ont du mal à gérer leur téléphone, à maintenir leur productivité, effectuent des achats impulsifs en ligne et se laissent prendre aux nombreuses escroqueries en ligne – pourquoi attendons-nous de nos enfants qu’ils parviennent à y faire face ?
Mais j’ai bien conscience que ce sera extrêmement difficile si leurs amis y ont accès. C’est pourquoi ce n’est pas assez pour les parents de faire des choix individuels. En tant que société, nous avons un besoin urgent de prendre ce problème en considération. Les campagnes comme « Smartphone Free childhood » gagnent du terrain en encourageant les parents à prendre en masse des décisions pour le bien-être de leurs enfants. Mais l’État doit également intervenir maintenant. J’espère que le gouvernement prendra conscience de ce qui arrive à nos jeunes et qu’il nous épargnera ces décisions difficiles.
Dr Emily Sehmer est psychiatre consultante pour enfants et adolescents au NHS et mère de
deux enfants.
Traduction E.Baton-Hervé