Interview du Pr Daniel Marcelli, pédopsychiatre et président de la Société française de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent et disciplines associées (Sfpeada). Par IFAC (Institut fédératif des addictions comportementales) juin 2018.
1- Vous vous êtes engagé aux côtés du Collectif surexposition écrans (COSE) et vous vous alarmez – avec d’autres professionnels spécialistes de l’enfant – des conséquences d’une exposition des très jeunes enfants aux écrans. Qu’avez-vous constaté ?
Ce que j’ai pu constater dans ma pratique et aussi ce qui m’a été rapporté par mes collègues et également par des orthophonistes, des médecins généralistes, des enseignants de petite section de maternelle… c’est une augmentation inquiétante – je dirais presque massive – d’un ensemble de troubles de trois ordres. Tout d’abord, on a pu observé des symptômes de difficultés d’attention et de concentration, une agitation motrice et une instabilité qui va crescendo chez les tout-petits. Deuxièmement on a pu constater des troubles du langage : retard de langage, retard de vocabulaire et une prosodie mécanique : des enfants qui débitent des mots qu’ils ne comprennent pas. Et troisièmement des troubles de la relation, enfant replié, « dans sa bulle », avec souvent, des comportements agressifs avec les personnes et les objets. Parfois une des manifestations symptomatiques domine, parfois les trois sont présentes. On voit aussi des troubles de la motricité fine. Quand on pose des questions on s’aperçoit qu’un nombre impressionnant des enfants entre 6 mois et 2/3 ans sont exposés aux écrans et cela, de façon très précoce et excessive. Nous le constatons massivement depuis 3/4 ans. Nous avons nommé ce trouble l’Exposition Précoce et Excessive aux Écrans (EPEÉ)
2- Pouvez-vous nous décrire ce nouveau trouble neuro-développemental que vous nommez l’EPEÉ ?
Ce nouveau terme a été proposé pour définir ce qui a été évoqué par quelques professionnels qui ont parlé de symptôme d’allure autistique ou d’autisme virtuel. Nous pensons que c’est une erreur d’employer cette terminologie parce qu’elle a heurté les parents d’enfants autistes. Il ne faut pas oublier que ce sont les écrans qui créent les troubles. Ce qu’on observe ici, doit être distingué de l’autisme même si les échelles d’évaluation peuvent situer ces enfants dans les les zones du Trouble du Spectre Autistique (TSA). Les enfants entre 6 mois et 2 ans et demi, 3 ans sont particulièrement touchés car la fonction d’attention se met en place et se construit dans l’interaction à cet âge. De même pour la synchronisation interactive que les écrans entravent. Ces derniers sont un véritable
perturbateur environnemental pour le petit enfant. Les parents sont eux aussi accaparés par les écrans et ne répondent pas aux solliciations des enfants. L’enfant veut cet objet qui a l’air si intéressant pour son parent !
Comme l’œil humain est naturellement attiré par le mouvement, le tout-petit va avoir son attention sensorielle totalement captée par l’écran. Tous les scenarii proposés sur cet écran sont faits pour capturer l’attention du spectateur. Les économistes de l’attention ont bien étudié ce processus. Quand l’enfant regarde l’écran, il ne peut pas se désengager des stimuli. Par contre, quand on lui raconte une histoire dans un livre, il peut éloigner son regard. Cela lui permet de rêver, ou d’être dans une réflexion autre. Avec les écrans, les enfants sont en carence d’attention profonde. En effet, ce qu’il regarde sur l’écran c’est une agitation avec des paroles désynchronisées du partenaire habituel. Il n’y a plus d’échange. L’écran est un toxique de la synchronisation interactive. C’est un anesthésiant.
Des enfants qui ont été exposés de façon excessive et durable aux écrans vers 20, 24, 30 mois ont des échelles d’évaluation dans les zones de l’autisme. Si l’exposition persiste on voit apparaître une exigence d’écran, un isolement sur les écrans qui vont engendrer un refus relationnel, un retard de langage, des comportements agressifs.
3- Que préconisez-vous pour éloigner les enfants des écrans ?
Pour les enfants qui présentent ces manifestations symptomatiques la suppression totale des écrans est nécessaire dans un premier temps. Plus on met en place cette abstinence aux écrans tard plus le risque de voir la persistance des symptômes est grand. Après 3 ans, cela peut poser de graves problèmes pour que l’enfant retrouve des capacités satisfaisantes d’attention et d’interaction. Lorsque l’on observe strictement ces recommandations, le comportement de l’enfant change très vite. Il se remet à jouer, à retrouver du plaisir à être avec les autres.
En revanche d’un point de vue préventif et éducatif, la suppression totale des écrans apparaît irréalisable. Un enfant de moins de 3 ans ne doit pas rester seul face à un écran. L’adulte doit être à ses côtés pour regarder la séquence qui doit être adaptée bien sûr et ne doit durer qu’une vingtaine de minutes au maximum. Puis l’écran éteint le parent reprendra avec l’enfant le déroulé de ce qu’il a vu, interagissant avec lui en lui posant des questions. Les écrans ne doivent pas « servir » à « tenir » l’enfant tranquille pour que les parents aient la paix pendant ce temps-là !
Une pédagogie de l’utilisation de l’écran est nécessaire aussi bien auprès des enfants que des parents.